Quand les communautés de fans embrassent le principe du storytelling 1/3

FANS et storytelling 2012

par Aurore Gallarino, publié le 5.04.2012

Cette série d’articles a pour objectif de dresser un panorama de certaines pratiques des fans en considérant celles-ci comme de potentielles pratiques transmédia, notamment en terme de storytelling. Ici, l’idée n’est pas d’être exhaustif sur ces nouvelles manières de faire des communautés de fans qui s’approprient, réécrivent, braconnent (De Certeau, 1980 ; Jenkins, 1992) les productions issues des médiacultures (Maigret, Macé 2005) ; mais il s’agit plutôt de proposer un voyage – ni linéaire, ni absolu – au sein des « univers étendus » (Peyron, 2008) où les fans créent, naviguent et prolongent l’expérience de réception d’une œuvre. Pour ce premier billet, je vous propose d’appréhender « les fabriques d’histoires des communautés de fans ».

 


En raison de mes propres terrains de recherche et parce qu’explorer une communauté de fans est un travail d’endurance fait d’étapes et de rencontres (à ce titre, le chercheur ou apprenti chercheur reste un « newbie » parmi d’autres), cet article présentera des exemples en majorité issus de l’objet « médiatico-publicitaire » Harry Potter (Vanhée, 2004), un univers qui par sa durée de vie et ses nombreuses franchises offre une concentration de pratiques fans particulièrement intéressante.

Raconter : les fabriques d’histoires des communautés de fans

 

. LA PRODUCTIVITÉ FANS
Les communautés de fans sont le lieu d’expression de toutes sortes de créativités que nous regrouperons ici sous la dénomination « fan-production » ou « productivité fan ». Cette fan-production est organisée comme un réseau de production de sens et de valeur parallèle aux réseaux officiels. Ce « monde de l’art » à part entière (Jenkins, 2008 à partir de Becker, 1988) s’exprime au sein d’un lieu propre et à travers une culture propre : le « fandom ». Le fandom, le « domaine fan », est ce territoire jamais tout à fait défini mais toujours présent où les fans se croisent et partagent leur expérience de spectateurs-lecteurs, que ce soit des rencontres virtuelles sur les sites internet, les IRC, les forums, les blogs ou de rencontres réelles lors des conventions de fans, de discussions entre amis, d’ateliers d’écriture, de concerts, etc.

 

 

La communauté de fan se rassemble autour d’un critère qui dépasse tous les autres : l’enthousiasme des individus vis-à-vis d’un même « objet » qu’il s’agisse d’un livre, d’un film, d’une série TV, d’un artiste, etc. Les activités fans sont en effet généralement définies comme telles parce qu’elles demandent un haut degré d’engagement (de temps, d’argent, symbolique) à leurs auteurs.  Lorsque les lecteurs-spectateurs prennent possession des supports et des médias à leur disposition pour développer des contenus s’inspirant de leur œuvre favorite, ils deviennent alors eux-mêmes producteurs de contenus médiatiques et participent à l’extension d’une œuvre originale en œuvre multimodale, plurimédia voire transmedia, si l’on accepte une définition large du terme. Ces productions fans contribuent, en un sens, à l’élargissement de l’œuvre officielle puisqu’elles racontent des histoires autour, au sein, au-delà de l’histoire originale. Quand les fans se mettent à créer, à prolonger, à produire du contenu, ils prennent part au processus de storytelling et de diffusion de l’œuvre première. Ces nouvelles manières de faire des publics  élargissent les frontières des contenus officiels pour approfondir un univers, mieux connaître des personnages et donc questionner tout ce qui est là mais que l’auteur, le réalisateur, le créateur officiel n’a pas pris le temps de dire, n’a pas choisi de dire. Les œuvres médiatiques deviennent des « mondes » (Peyron, 2008) et les contenus ainsi créés transforment l’œuvre en une « œuvre-augmentée », sorte de chimère constituée de contenus officiels et de contenus non-officiels que les fans travaillent et retravaillent en permanence.

Dans les lignes suivantes, nous listerons les différents supports et ressources exploités par les communautés de fans pour continuer à raconter l’histoire et faire vivre l’œuvre sur le plus de supports et lieux possibles.

 

. LES RÉÉCRITURES DE L’HISTOIRE ORIGINALE

Pour « raconter des histoires », les fans pratiquent depuis de nombreuses années  la « fanfiction », une activité qui consiste à écrire des textes de fictions mettant en scènes les personnages appartenant à un autre auteur. Cette littérature fan se fonde sur le principe de « répétition avec une différence » (Derecho, 2006) ou de comblement des « fossés narratifs » (Fiske, 1992 ; Martin, 2007), c’est-à-dire qu’elle tend à remplir les « trous » laissés dans l’histoire par les auteurs originaux. A travers l’écriture de fanfiction, le fan s’empare effectivement des subtexts, des non-dits, des presque-dits, des jamais-dits, des interviews des auteurs, des interviews des acteurs, des différentes franchises autour d’une œuvre originale pour modeler des mondes en retravaillant le « canon », c’est-à-dire le contenu officiel, le texte de référence. Par exemple, une fanfiction peut raconter l’histoire du tome 8 d’Harry Potter qui ne sortira jamais en librairie, explorer l’enfance des personnages de How I Met Your Mother, réécrire l’ensemble de la saga Star Wars à partir d’un « Et si, Luke Skywalker avait eu un jumeau ».

Néanmoins, là où la fanfiction est particulièrement riche en enseignements sur les manières de faire des lecteur-spectateurs est l’écriture multi-référentielle ou « cross-over ». Ecrire un cross-over, c’est « croiser » des univers, c’est faire se rencontrer Batman (ci-dessous campagne « Why so Serious ») et Peter Pan à la table du Lapin et du Chapelier d’Alice au Pays des Merveilles, c’est faire voyager Tintin avec le vaisseau de Star Trek, c’est tout simplement faire converger plusieurs univers au sein d’un même lieu, d’un même texte. L’un des outils à la disposition des fans pour croiser les univers en toute « plausibilité » est l’utilisation des caractéristiques propres à un monde. Par exemple, un vaisseau qui peut voyager dans le temps et dans l’espace comme le TARDIS de Doctor Who permet toutes sortes de cross-over dans toutes sortes d’univers…

 

 

Exemple : Ici, cette fanfiction raconte l’histoire de la rencontre de Sherlock Holmes et du Docteur, personnage principal de la série télévisée Doctor Who :

« Ho », a-t-il dit. « Ho ! 1890 ! Londres ! La loupe ! Vous êtes… vous êtes Sherlock Holmes ! Ho, c’est génial. C’est Sherlock Holmes, Rose ! »
Il s’est mis à me couvrir de compliments, disant qu’il avait toujours rêvé de me rencontrer… Mademoiselle Rose a fait remarquer qu’elle me pensait plus maigre et a demandé où étaient le chapeau, la pipe et vous-même mon cher Docteur Watson, ce à quoi je n’ai pas daigné répondre.
L’homme s’est présenté comme Le Docteur – en insistant bien sur les majuscules, pas de nom avec le titre–, accompagné de Mademoiselle Rose Tyler.

Source : FanFiction.net

Mais, plus intéressant, le cross-over peut aussi prendre sa source dans l’acteur lui-même. En effet, lorsque qu’un même acteur A incarne un personnage P1 dans un film et un personnage P2 dans une série, il peut servir de catalyseur à la créativité fan qui va utiliser justement la présence de l’acteur A dans les univers 1 et 2 pour faire se rencontrer les deux mondes, développer l’histoire et continuer l’aventure.

Par exemple, David Tennant, un acteur britannique connu notamment pour son rôle dans Doctor Who incarne le personnage du Docteur sur le petit écran. Mais, David Tennant incarne aussi Barty Crouch Jr (Barty Croupton junior en VF) dans le film Harry Potter et la Coupe de Feu. Le fait que Tennant apparaisse dans les deux mondes a invité les fans à faire collisionner les deux univers comme ici :

« I think the question is… » the Doctor frowned more than slightly, « Who are you? »
« My name… is Barty Crouch Junior. […] And you? » Barty asked, annoyed.
« The Doctor! » And he grinned. « Why do you look like me ? »

Source : Whofic.com

L’écriture de fanfictions ouvre donc virtuellement un champ des possibles illimité fait de « potentialités » qui, au fil des années de pratiques (une dizaine d’années dans le cas du fandom Harry Potter, une quarantaine pour le fandom Star Trek, pionner du genre) a fait de l’univers de la fanfiction un vrai monde de l’écriture amateur plein de complexité, avec ses niches, ses règlements, sa sémantique, ses secrets, ses adeptes et ses détracteurs (quelques auteurs comme Robin Hoob ou Anne Rice, par exemple, interdisent ouvertement la fanfiction sur leurs œuvres).

 

. LES BRICOLAGES AUTOUR DE L’ACTEUR-PERSONNAGE

Les fans ne font pas qu’utiliser les différents rôles et personnages incarnés par un acteur pour prolonger l’histoire. En effet, l’acteur peut, par sa présence médiatique en général, servir de média en tant que tel et être utilisé par les fans pour alimenter le fandom en contenus et actualités sur lesquelles réagir.

Par exemple, le compte détourne les photos des acteurs de l’équipe du film Harry Potter pour inventer des potins autour des personnages.

 

 

Ici, ce détournement utilise une photo de l’acteur Daniel Radcliffe (en haut à gauche sur la photo) pour imaginer un « scandale » où le personnage d’Harry ne cacherait plus son homosexualité. De plus, il faut noter que la référence de la potentielle liaison d’Harry avec Draco Malfoy (un autre personnage de l’univers – Drago Malefoy en VF) prend source dans le fandom de la fanfiction où il existe une sous-communauté de fans qui écrit justement des histoires où Harry est en couple avec un autre homme, en l’occurrence Draco (Tosenberger, 2008 ; Gallarino, 2010).

En remarque, il faut souligner que Warner Bros utilise ce même levier produire du contenu autour de la franchise Harry Potter.

 

 

En effet, un shooting photo de Tom Felton (Draco Malfoy) et Rupert Grint (Ron Weasley) sert ici de prétexte à solliciter les fans sur facebook en jouant sur le fait que, dans l’œuvre originale, Draco et Ron sont sensés se détester mais que, lors de ce shooting, ils se sont très bien entendus.

 

. LES FORUMS RPG

Le désir fan à décliner et étendre leur univers favoris se manifeste aussi dans les forums non-officiels.  Au sein de ces forums RPG, les fans incarnent des personnages d’un univers et à les font évoluer au sein des différents lieux-topics du forum. En postant des commentaires, le fan interagit avec d’autres fans et prolonge l’histoire au fil de ses messages postés sur les différentes parties du forum.

Par exemple, le forum RPG Harry Potter 2005 offre un scénario qui se déroule dans le monde d’Harry Potter mais qui se situe plusieurs dizaines d’années après les événements narrés dans l’histoire officielle.

Extrait du pitch : « Bien des années ont passé depuis la grande bataille qui a fait rage à Poudlard, opposant le vil Voldemort au jeune Harry Potter. Paix à son âme, ainsi qu’à celles de ses amis, et tout ses proches. Aujourd’hui, nous approchons du 22e siècle à grands pas mais ce qu’ont fait ces remarquables sorciers resteront gravés dans nos mémoires à jamais. Cependant, une nouvelle ère de ténèbres plane sur notre monde. […] »

 

 

Dans un même genre, le monde d’Harry Potter a fait naître des « écoles virtuelles » comme poudlard12.com où les fans peuvent « devenir un sorcier accompli, […] réaliser des devoirs qui […] rapporteront des points et de l’argent permettant à votre maison d’obtenir la Coupe des Quatre Maisons et ainsi pouvoir en faire la fête dans votre salle commune ».

 

 

Ces jeux virtuels sont entièrement réalisés, animés et financés par les fans eux-mêmes. Avant les réseaux sociaux en ligne tels que nous les connaissons aujourd’hui, ces communautés de fans faisaient donc déjà en quelque sorte du « social gaming » où importait autant l’histoire racontée que l’enthousiasme à la partager avec des « amis ». D’ailleurs, loin d’avoir disparues ces pratiques fans perdurent : les fans utilisent désormais les nouveaux outils de l’Internet social pour rendre l’expérience du joueur plus immersive, continuer à produire du contenu autour de leur univers favori et ne pas voir l’enthousiasme vis-à-vis de ce dernier s’éteindre avec le temps qui passe.

 

Bibliographie indicative


BACON–SMITH, Camille. – – Philadelphia : University of Pennsylvania Press, 1992, 352p.

DE CERTEAU, Michel. – – Gallimard, 1990, 350p. (Folio Essai)

DERECHO, Abigail. – « Archontic Literature: A Definition, a History, and Several Theories of Fan Fiction », in HELLEKSON, Karen ; Kristina BUSSE. – – Jefferson, North Carolina : McFarland & Co, 2006, pp. 61–78.

FRANCOIS, Sébastien. – « Fanf(r)ictions. Tensions identitaires et relationnelles chez les auteurs de récits de fans », Réseaux, 27 (153), 2009, pp.157–189.

GRANJON, Fabien. ; DENOUEL, J.. – « Exposition de soi et reconnaissance de singularités subjectives sur les sites de réseaux sociaux », Sociologie, 1, 2010.

JENKINS, Henry. – – Routledge, 1992 – 343p. (Coll. Studies in Culture and Communication).

JENKINS, Henry – « La « Filk » et la construction sociale de la communauté des fans de science–fiction », pp. 212–222, dans GLEVAREC, Hervé ; MACE, Eric ; MAIGRET, Eric. – . – Paris : Ed. Armand Colin et INA, 2008, – 368 p. (Coll : Médiacultures)

LE GUERN, Philippe – – Rennes: Presses Universitaires de Rennes, 2002

LE GUERN, Philippe. – « NO MATTER WHAT THEY DO, THEY CAN NEVER LET YOU DOWN… » : Entre esthétique et politique: sociologie des fans, un bilan critique – Réseaux, 27 (153), 2009, pp.19–54.

MACE, Éric ; MAIGRET Éric (dir.). – , Paris : Armand Colin, Ina, 2005.

MARTIN, Martial. – « Les Fanfictions sur Internet » in Médiamorphoses, hors série n°3, Ina, Armand Colin, pp.186–189.

PEYRON, David. – « Quand les oeuvres deviennent des mondes » in Réseaux, 148–149, 2008, pp. 335–368.

TOSENBERGER, Catherine. – « Oh my God, the Fanfiction! Dumbledore’s Outing and the Online Harry Potter Fandom. » in Children’s Literature Association Quarterly, 33, 2, 2008, pp. 200-206.

VANHEE, Olivier. – « Reading Harry Potter: A personal and collective experience », Participations. Journal of Audience & Reception Studies. – 5, 2, novembre 2008.

 

RESSOURCES EN LIGNE

JENKINS, Henry. – « How « Dumbledore’s Army » Is Transforming Our World: An Interview with the HP Alliance’s Andrew Slack », – article du 23 juillet 2009 [En ligne : ici et ]

GALLARINO, Aurore. – Etude lexicométrique d’un corpus de fanfictions Harry Potter dites « pour adultes » publiées sur le site internet fanfiction.net au cours du mois de juin 2004. – Etude réalisée dans le cadre du Master 1 information-communication (2009-2010). [En ligne : ici]

 

SUITE DU DOSSIER

« Do it yourself : les productions « pirates » des communautés de fans » 2/3

« Entre fiction et réalité : les aller-retour incessants des communautés de fans » 3/3

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auteur Aurore Gallarino

Travaillant actuellement comme chargée de médiation sur les réseaux sociaux pour le Centre Pompidou, je m'intéresse avant tout aux audiences et aux créations amateurs. Récemment diplômée d'un master 2 recherche en info-com, je continue cette année en "free-lance" mes recherches dans le champ des études culturelles, de la fan culture, de la convergence, de la culture participative, des nouveaux médias et des métamorphoses médiatiques en général.